Quelques questions à Yves Crozet, économiste français, professeur émérite à Sciences Po Lyon et chercheur au Laboratoire Aménagement Economie Transports
La crise sanitaire et économique a largement affecté le financement des Transports publics en Île-de-France mais est-ce la seule raison des difficultés budgétaires actuelles et futures ?
Les pertes de recettes commerciales liées à la pandémie ont simplement accéléré un phénomène bien identifié. A la fin de 2019, le rapport de la chambre régionale de la Cour des comptes d’Île-de-France parlait de « trajectoire financière prévue en déséquilibre à partir de 2024 ». Au même moment, dans le Numéro 518 de la revue Transports, Infrastructures et Mobilités (TI&M), Laurent Probst, directeur d’Île-de-France Mobilités alertait sur l’impasse budgétaire qui s’annonçait. Il demandait au gouvernement de prévoir des financements supplémentaires.
Les prévisions d’Île-de-France Mobilités annoncent un accroissement d'environ 1,4x des dépenses de fonctionnement entre 2022 et 2030. En quoi ces enjeux croissants de financements des transports en Île-de-France traduisent un changement de nature de la fonction même de l’Autorité Organisatrice Île-de-France Mobilités ?
La mise en service progressive des lignes du Grand Paris Express (GPE) va engendrer peu de recettes supplémentaires puisque l’abonnement (Passe Navigo) est d’un montant forfaitaire et que les utilisateurs des nouvelles lignes seront en grande majorité d’anciens clients. Par contre, les coûts de fonctionnement vont croître progressivement. A cela, s’ajoutent les améliorations prévues sur le réseau existant et l’augmentation de l’offre liée à une politique volontariste d’Île-de-France Mobilités, notamment sur les bus. Les dépenses d’investissement d’Île-de-France Mobilités vont dépasser 3 milliards d’euros par an au moins jusqu’au milieu de la décennie.
Lors des récentes assises du financement de la mobilité en Île-de-France (23 janvier 2023), il a été indiqué que si rien n’est fait, à la fin de la décennie, le déficit annuel d’Île-de-France Mobilités atteindrait 2,8 milliards d’euros par an pour un montant total de dépenses de 14 milliards d’euros, chiffre que le retour de l’inflation va mécaniquement gonfler. Ce changement de degré dans les dépenses d’Île-de-France Mobilités s’inscrit dans le cadre d’un changement de nature de l’autorité organisatrice comme le veut le passage du statut d’autorité organisatrice des transports (AOT) à celui d’Autorité Organisatrice de la Mobilité (AOM). Selon la LOM (Loi d’Orientation des Mobilités, novembre 2019), les AOM sont invitées à promouvoir de nouveaux services de mobilité.
Pour cette raison, l’AOM doit avoir une meilleure connaissance de la clientèle des transports collectifs, elle doit disposer des données collectées par les opérateurs. En outre, comme la billettique va être ouverte à la concurrence comme le prévoit l’article 28 de la LOM, certaines compétences et les bases de données correspondantes ne peuvent rester entre les seules mains des opérateurs historiques. Une véritable AOM ne doit pas se contenter de déléguer la gestion de tel ou tel service de transport. Elle doit être le véritable régulateur du secteur, définissant les règles du jeu pour la vente des titres, le partage des données et le choix des modes de transport prioritaires sur les différentes infrastructures ouvertes à la circulation.
Un tel changement de nature de la fonction de l’AOM implique aussi pour elle et ses partenaires un changement de culture. Avec l’ouverture à la concurrence de tous les services de mobilité, les nouveaux comme la location de véhicules en « free floating », mais aussi et surtout les anciens : bus, métros, RER, trains… les règles du jeu vont changer du tout au tout. Les opérateurs historiques que sont la RATP et la SNCF ne seront plus les seuls à opérer les modes lourds.
Rappelons que le calendrier fixé par la loi est le suivant : immédiat pour les nouvelles lignes de tramway et du GPE, 2021 pour le réseau de bus Optile, 1er janvier 2025 pour les bus de la RATP, 2029 pour les tramways existants, entre 2023 et 2033 pour les lignes Transilien (trains et tram-trains) hors RER, à partir de 2025 pour le RER E, entre 2033 et 2039 pour les RER C et D, en 2039 pour les RER A et B et pour les lignes de métros existantes.
Le changement de nature de la fonction de l'Autorité Organisatrice de la Mobilité implique aussi pour elle et ses partenaires un changement de culture. [...] Les opérateurs historiques que sont la RATP et la SNCF ne seront plus les seuls à opérer les modes lourds.
Yves Crozet
Dans les prochaines années, quelles sont selon vous les alternatives possibles pour traiter de l’équation économique des transports publics en Île-de-France ? En quoi peut-on s’inspirer d’autres modèles existants ?
Pour aller à l’essentiel, et en écartant l’hypothèse d’une forte diminution de l’offre, il n’y a que deux moyens de combler le déficit prévisionnel d’Île-de-France Mobilités.
Le premier consiste à faire payer plus les usagers, d’une façon ou d’une autre. Cela peut passer par une refonte du Pass Navigo, qui pourrait être modulé en fonction du lieu de résidence (abonnement plus cher dans Paris où l’offre est la plus dense) ou au contraire de la distance parcourue, ou encore de la qualité du service (lignes du GPE) mais aussi, comme dans beaucoup de villes françaises, en fonction des revenus (tarification solidaire). Mais c’est un choix politiquement difficile car pour certains cela représenterait un accroissement sensible du prix du Pass Navigo. N’oublions pas aussi les solutions utilisées dans plusieurs villes d’Europe du Nord (Oslo, Stockholm…) : un péage acquitté par les automobiles et les camions, une partie des recettes servant à financer les transports collectifs.
Le second consiste à trouver des financements auprès des tiers. C’est déjà le cas avec le Versement Mobilité (VM) payé par les entreprises franciliennes, qui atteint déjà 5 milliards d’euros par an. Il est probable qu’il sera relevé. Mais il est aussi possible d’imaginer l’affectation d’autres recettes fiscales comme les taxes pétrolières (une partie de la TICPE est déjà reversée à Île-de-France Mobilités), la TVA. De nouvelles taxes pourraient voir le jour, sur les livraisons du e-commerce par exemple.
Toutes ces options peuvent être combinées et elles le seront. Pour combler les déficits annoncés, probablement creusés par l’inflation, il faudra faire feu de tout bois. Les usagers et les contribuables sont prévenus !